Faim de sens

Une newsletter mensuelle pour s'émerveiller, revenir à l'essentiel, et savourer chaque instant. Cultiver la vie et la gratitude à travers la curiosité, la contemplation et la nourriture.

image_author_Gabriella_Tamas
Par Gabriella Tamas
15 avr. · 3 mn à lire
Partager cet article :

Courses au pas de course

(Ou comment augmenter votre quotient bonheur avec une activité banale...)

L’homme avance d’un pas décidé, d’un air grave. Ses yeux noirs se rétrécissent, comme pour mieux voir sa proie, ses narines sont dilatées sous le coup des respirations superficielles. Sur ses tempes on aperçoit un mouvement presque palpable de nervosité, qui donne le rythme à chaque pas lourd, gauche, droite, gauche, droite. Il regarde devant, mais ne voit rien de son environnement. Il avance entre les obstacles d’un air absent, focalisé sur je ne sais quelle récompense qui l’attend à la fin.

Moi, je suis un obstacle. Je suis debout devant le rayon fruits et légumes depuis quelques minutes, en me demandant lesquelles mettre dans mon panier. Il me contourne, j’entends son souffle impatient, vaillamment retenu pour ne pas heurter l’entourage (nous sommes au vingt-et-unième siècle et dans un magasin bio, tout de même !) qui sort comme un soupir las. Il consulte sa liste. Il choisit quelques champignons passablement abimés, dans l’attente d’une princesse qui pourra leur donner un baiser les transformant en un met de choix. Mais il ne reste, au lieu de belles têtes rondes et fermes d’une couleur sable,  que de difformes crapauds mous dégageant une odeur de cave moisie. Il ne le sent pas. Les yeux rivés sur sa liste, il prend mécaniquement ce qui y est écrit. Je ne peux voir si c’est une écriture de femme ou pas. Une fois l’obstacle des légumes franchi, – le premier rayon en entrant dans le magasin – il repart avec le même élan et le même visage fermé et concentré sur la tâche suprême de gagner cette bataille. Il contourne les autres clients impatiemment, d’un pas vif, et s’approche de la vitre du frigo. Il y choisit quelques paquets, regarde la date, en remet certains et s’éloigne d’un air satisfait.


Radis red meat dans sa robe fuchiaRadis red meat dans sa robe fuchia

Je reste devant les légumes. Je contemple les fenouils, si frais que je devine le croquant de leur chair vert clair, je peux presque voir le jus qui circule encore dans les cellules gonflées à bloc et qui vont rendre mon prochain repas succulent. Ils viennent d’une ferme voisine, ils n’ont pas dû beaucoup voyager pour offrir les prairies généreuses et la douceur de l’Anjou aux amateurs de ce léger goût anisé. Leurs petites feuilles ressemblant à celles de l’aneth sont perchées sur leur tête, au-dessus de leurs joues rebondies, comme un catogan haut placé. J'en choisis deux, énormes. Les deux pèsent plus de 500g sur la balance. Quand je les ai en main, je sens la vie palpable, le vent et le soleil qui me nourrit et qui les a nourris. Je les dépose délicatement dans mon panier en osier, au fond, parce que malgré leur couleur délicate, ces gars-là sont plutôt des durs à cuire et ils supporteront bien le poids des autres légumes qui me font l'œil sur les étals.

Je n’ai pas de liste, je suis plutôt  opportuniste : je vais au magasin et je vois ce qu’il y a, ce qui me fait envie. J’ai des idées, mais j’ai appris à faire avec les opportunités du moment, qui suivent les cycles de la nature. Les choux-fleurs sont parfois très chers, parfois  au contraire  je peux en acheter deux pour le prix d’un, il y en a tellement dans les champs. Si le temps est froid et les plantations de printemps n’avancent pas comme d’habitude, je me contente des légumes d’hiver, toujours présents. S’il n’y a plus de chou chinois, - que j’adore, mais en ce moment nous sommes entre deux saisons : les variétés d’hiver sont finies et celles de printemps ne sont pas encore arrivées - je choisis de faire un kimchi de radis, si j’en vois de beaux.

Les grosses feuilles d’épinard m’attirent avec leur verdure foncée qui tire un peu sur le violet. Des gouttes de rosée  (ou de vaporisateur ? ) les tiennent fraîches et croquantes et l’envie soudaine me prend de les transformer en une quiche. Ou peut-être une sauce avec des œufs au plat pour ce soir ? Je plonge ma main entre les feuilles pour les prendre et les fourrer dans un sac. J'essaie de ne pas les casser, et j’entends quand même les craquements juteux. Ma main est mouillée, je sens la fraîcheur des feuilles et leur toucher un peu velouté, parsemé de rares grains de sable, presque invisibles à l'œil nu, mais que détectent mes doigts sensibles.


Cardes aux couleurs variéesCardes aux couleurs variées

Je prends un plaisir indicible à choisir mes légumes. Un feu d’artifice de sens, de couleurs, d’odeurs, de textures m’envahit et j’apprécie le spectacle. Je ne sais où donner de  la tête : les carottes d’un orange vif, le violet des choux raves avec leur petites feuilles vert sauge, le crissement de la peau des échalotes quand je sélectionne certaines pour les inviter dans ma cuisine, l’odeur des têtes d’ail rebondissant de tous les côtés qui me crient prends-moi, prends-moi. Une sensation de plénitude envahit mes membres, ma tête, je pense aux agriculteurs du coin qui livrent le magasin, dont certains que je connais bien, je pense au vent, à la pluie et au soleil qui m’ont arrosée, m’ont fait enlever mon manteau d’hiver ou me l’ont fait remettre, et qui de la même manière ont chauffé les légumes des champs voisins.

Il y a plusieurs façons de faire les courses. Celle que je connais bien, parce que je la pratique,  c’est en se faisant plaisir. En rendant grâce à chaque maillon de la chaîne qui a participé à ce que ces légumes-là puissent faire leur entrée de star sur nos assiettes. Faute de tapis rouge que de toute façon ils n'apprécieraient pas,  je leur offre ma gratitude, le soin de bien les stocker, de les laver avec délicatesse, de les honorer en leur choisissant la meilleure manière de les mettre en valeur. Je me délecte des sons qu’ils produisent pendant l’épluchage (j’ai besoin de nourrir mes poules et aussi notre compost, je le fais donc généreusement), avec une joie non dissimulée. Je les connais au toucher, et pourtant, à chaque fois, c’est différent. Je m’émerveille devant les formes que la nature invente inlassablement. Mes préférés sont les pommes de terre en forme de cœur, ou les carottes jumelles.

Comme je ne fais pas beaucoup de rayons dans le magasin, même si j’ai passé pas mal de temps devant les légumes, je retrouve l’homme à la caisse. Il a l’air de trépigner d’impatience devant la gentillesse de l’hôtesse qui bavarde avec un client régulier et rit de bon cœur. Pourtant, sa main prend inlassablement les produits et on entend le bruit électronique de la caisse qui enregistre les passages.
Je rêve des bons plats que je vais faire avec tout le petit monde qui se cache dans mon panier. J’ai le temps de changer d’avis trois fois en faisant la queue, mais je me réserve encore le droit de consulter des recettes à la maison. Les légumes, ça m’inspire. Comme un artiste qui choisit le meilleur médium et le meilleur pinceau pour tel ou tel sujet, je joue dans ma tête avec les possibilités en attendant mon tour.
Les yeux noirs de l’homme croisent mon regard une fois comme pour me dire : elles sont fatiguantes, ces dames qui bavardent et rigolent tout en faisant les courses. Je crois que c’est leur joie de vivre qui le gêne. Les courses, c’est quelque chose de sérieux. Une bataille qu’il faut gagner. Et lui, il a gagné, dans sa tête. Peut-être ne saura-t-il jamais ce qu’il perd..  

...