Ou la vraie valeur des fruits du jardin
Été 1986
- Attention à ne pas les écraser ! - crie ma mère.
- Sans dec’ ! - maugrée-je sous ma moustache pour qu’elle n’entende pas.
Nous sommes à peine arrivés à la maison dans les montagnes, il est vendredi après-midi et la première chose que je dois faire, c’est de ramasser les abricots. Or, je veux courir voir mes copains, il est encore temps de cavaler dans les prés, mais non, c’est fichu, je vais devoir attendre jusqu’à demain matin. Les villageois se couchent tôt. Très tôt.
- Tu fais cette rangée, et moi l’autre – dit ma sœur et elle me montre déjà le dos en s’éloignant.
- Ce n’est pas juste, la dernière fois c’était aussi toi ! - ma voix se casse et monte dans les aigus, mais je ne veux pas montrer mon désarroi, ça serait l’occasion de me faire taquiner, encore. Pourtant, elle me laisse une fois de plus le gros du travail, l’autre rangée ayant beaucoup moins d’abricotiers.
Nous avons plus de quarante abricotiers dans le jardin. Certains jeunes, certains vieux, d’une variété locale dont les fruits ont des taches de rousseur minuscules et dégagent une odeur vanillée. Quand c’est la saison, en juillet, pendant 15 jours, nous restons sur place pour cueillir les plus belles (et veiller que personne d’autre ne les cueille à notre place ). Nous emmenons les caisses dans le gros village voisin où la coopérative les rachète. Ceux qui tombent, c’est pour nous, pour faire de la confiture.
J’avance doucement sur l’herbe qui a bien poussé depuis le weekend dernier, avec deux seaux à la main. Un pour les abricots abîmés, pour l’eau-de-vie, l’autre pour celles qu’on peut utiliser pour la confiture. Je vois plus de bouses rougeâtres qui se sont écrasées en tombant que des belles boules couleur saumon. Ah, enfin une boule intacte. Le velours de la peau rappelle celle des bébés, j’adore les toucher. Je la dépose délicatement au fond du seau : demain matin, je devrais les laver et les couper pour la confiture.
Mais ce n’était pas uniquement un trésor qu’on transformait en argent en les vendant. C’était un trésor tout court qui faisait partie de notre quotidien sous la forme de confiture. Dans un pays qui ne connaît pas encore le Coca Cola, le Mars, les Haribo et le Nutella, avoir de la confiture maison est un gage de possibilité de gourmandise. Sur une simple tartine beurrée, ou avec de blanc d'œuf battu en neige, ou dans une génoise roulée comme un escargot jaune avec des rayures orangé, ou bien les petits gâteaux sablés collés par deux à l'aide de confiture, couvert de chocolat, les Ischlers. L’eau-de-vie servait comme monnaie d’échange avec les villageois, contre des gros travaux ou entretien de la maison ou du jardin, mais aussi avec les représentants des autorités locales pour obtenir certaines faveurs.
Été 1987
- Tu viens m’aider ? - ma grand-mère maternelle attache dans son dos le tablier cousu de ses mains.
- J’arrive, je vais juste me mettre en maillot de bain pour ne pas salir mon t-shirt.
Nous nous installons à l’ombre du noyer à côté de la cuisine d’été : mon père a fabriqué une table avec des troncs d'arbres coupés en deux, entouré de deux bancs étroits. Il fait bien frais : le jour est encore jeune et l’endroit est abrité d'un côté du mur du bâtiment voisin, de l'autre la petite maison qui sert de cuisine d’été et protégées par les grandes feuilles du noyer. Les abricots lavés, des couteaux, des bassines et deux grands récipients à confiture large, émaillés, sont alignés sagement sur les planches, préparés par ma grand-mère. La tâche est monotone : prendre un abricot, le fendre en deux, enlever le noyau, puis couper les moitiés en quartiers. Lâcher les morceaux dans le récipient, prendre le prochain fruit et ainsi de suite. Le jus coule jusqu’à mon coude, l’odeur vanillée chatouille mes narines et des guêpes commencent à bourdonner autour de nous, s'intéressant aux fruits et au jus sucré qui coule à flot. Le tas, qui au début était un minuscule monticule disparaissant au fond de la grande casserole d’un diamètre d’au moins 70 centimètres, devient de plus en plus grand, pour couvrir au final totalement l’émail jadis blanc.
Une fois les seaux vidés, ma grand-mère amène les deux marmites dans la cuisine d’été et les mets sur la gazinière. Des sachets en papier marron, comme des grosses briques, sont alignés sur la petite table à côté de la gazinière. Ma grand-mère en ouvre un, et une cascade scintillante se déverse sur les quartiers couleur coucher de soleil et disparaît dans les trous, pour finalement les couvrir de cette neige d’été étincelante. Une cuillère en bois, long de presque un mètre, commence à danser au milieu des collines couvertes de ce givre collant, guidée par les bras de ma grand-mère où je vois les muscles travailler à tour de rôle. La neige artificielle en cristal blanc commence à fondre dans la casserole et un jus orangé apparaît au fur à mesure.
J’observe avec intérêt le processus, et quand j’estime que c’est terminé, je demande :
- Je peux aller jouer maintenant ?
- Bien sûr. Tu reviens manger quand l’église sonnera midi ?
- Oui – et je suis déjà dans la cour pour attraper le vélo trop grand pour moi que j’ai hérité d’un collègue de travail de mes parents, pour arriver à l’autre bout du village le plus vite.
- Alors, il y en a combien ? - je crie en arrivant le midi même avant de déposer mon vélo dans l’ancienne étable aménagé aujourd’hui en atelier.
- 104 bocaux ! – annonça ma grand-mère maternelle fièrement. - Nous en aurons pour tout l’hiver, j’espère jusqu’à l’arrivée des fraises dans le jardin.
- Super ! Tu les as mis où ?
- Dans la cave, sur l’étagère.
- Je peux la goûter ?
- Après avoir mangé ton déjeuner. Je t’en ai mis de côté. - Et elle me montre le bol plein de mousse dorée qu’elle a enlevé au fur et à mesure de la cuisson.
Ma salive a déjà le goût doux de l’abricot.
2001
Des grosses gouttes de rosée habillent l’herbe comme si on admirait une vitrine d’un magasin de Swarovski, en plus vert. Je prends mes lunettes de soleil, et je m'assois à la table du jardin que je viens de mettre : une nappe fleurie brodée par ma grand-mère, des assiettes et série de mugs fabriquée par mes soins dans un atelier de poterie attends l’heure du petit déjeuner. Il y a même des fleurs du jardin au milieu dans une petite bouteille vintage que j’ai trouvé jeté à la décharge sauvage derrière le village et que j’ai fait briller grâce au bicarbonate.
Pieds nus, les gouttes tièdes caressent ma peau. Les insectes dorment encore, pas de bruit autre que les chuchotements discrets des feuilles du poirier qui nous fera un peu d'ombre dans deux heures. Je sirote mon café en lisant et j’attends que mes amis se réveillent.
Je suis à la moitié de mon livre de poche quand le premier émerge. Je saute sur mes pieds et je le questionne sur ses habitudes. Je fais chauffer le lait, l’eau, apporte le thermos de café et le temps de finir les préparations, toute la compagnie franco-hongroise est à table.
- C’est quoi ces monstres ? - demande un ami français en montrant du doigt la corbeille à pain au milieu de la table remplie de tartines de presque 30 cm de long et plus de 12 cm de large.
- C’est du pain hongrois. En général, il fait 1 kg, parfois plus. Ça donne des tartines de cette taille.
- Et ça se mange comment, par ici ?
- Tu prends une tranche de jambon, du fromage, tu mets des rondelles de tomate et de poivrons dessus et tu le manges.
- Ahh, quelle horreur ! T'as pas un truc normal ?
- Normal comment ?
- Du sucré, quoi.
- Attends, j’arrive.
Je cours dans la cave. J’essaie de déchiffrer l’écriture d’une autre siècle, penchée et serrée, avec des ornements discrets. La seule lumière de l’ampoule nue de la cave ne m’aide guère après le soleil éclatant du jour dans le jardin. Même la couleur rouge ou orange se confondent dans la pénombre.
Ah, c’est bon, on est sauvé. Je prends un bocal étroit, assez haut, couvert de cellophane transparent et un fin élastique bleue et je la brandis en triomphant en arrivant devant la table.
- Le dernier bocal.
- Qu'est-ce que c'est ?
- De la confiture de l’abricot du jardin. Faite par ma grand-mère.
Heureusement qu’elle a oublié de mettre l’année sur l’étiquette - la pensée traverse ma tête. Elle a cassé le col de fémur il y a trois ans. C’est vraiment le dernier bocal, et il n’y en aura plus de ses mains, mais ils n’ont pas besoin de savoir. Même la confiture de trois ans reste un trésor.
- Regarde, je te montre un truc. - je tourne vers mon ami.
Je prends une grosse tranche de pain. J’étale le beurre déjà ramolli dessus, qui peine à tenir sa forme dans la chaleur qui ne cesse de croître. Je dépose une couche de cuivre liquide presque translucide avec une petite cuillère sur le beurre. Puis je le saupoudre de pavot. Les petites graines gris-noir font ressortir la couleur de la confiture et contrastent bien avec la blancheur du pain et du beurre.
- Tiens, une tartine de confiture à la hongroise, avec les trésors du jardin : pavot et abricot.
- Heureusement que je n’ai pas oublié ma brosse à dents – rigole mon ami.
...