Le goût de la Hongrie

Cornichons lacto-fermentés et communisme

Faim de sens
5 min ⋅ 12/06/2025

Juin 2021

Je tourne trois fois dans ma main le cornichon qui me pique les doigts. Dans un petit bruit timide, il lâche la tige nourricière qui l’a fait grandir ces derniers mois. Je regarde la petite forme ovale vert-jaune dans ma paume et me réjouis de ma petite récolte du jardin : trois cornichons d’une dizaine de centimètres s’alignent sagement dans mon mini-panier, que je porte fièrement dans la cuisine.

— Regardez, ce sont les premiers de cette année ! Je vais en faire des cornichons lacto-fermentés.
— Oh, le goût de la Hongrie, ça m’a manqué ! — s’écrie ma fille cadette.

En effet, les festivités peuvent commencer grâce à notre petit jardin, cultivé plus ou moins en permaculture, et surtout sans trop d’efforts. Maintenant que les premiers cornichons sont là, c’est officiellement l’été. Je stocke les légumes dans le bac du frigo de l’arrière-cuisine, en attendant la prochaine récolte. Je pourrai alors préparer le premier bocal de cornichons lacto-fermentés, ce mets indispensable pour notre famille franco-hongroise. Dans notre cuisine angevine se mêlent le meilleur des deux mondes culinaires. : le paprika côtoie les herbes de Provence, l’aneth papote avec le romarin, et l’oignon et l’ail ne peuvent pas manquer.

été 1990

- Tu viens goûter ? - me demande ma mère

- Volontiers – je crie et j’arrive en courant en tendant ma main vers un bâtonnet vert clair.  -

- C’est boooon – je lui souris avec la bouche pleine. Le jus acidulé opaque coule du coin de ma bouche et je la lèche. 

- Alors je les filtre et je les mets au frigo, nous pourrons en manger ce soir avec les grillades.

Manger des cornichons lacto-fermentés est une expérience unique. Quand ils sont bien faits, ils sont tellement croquants qu’on a l’impression d’avoir un feu d’artifice glacé dans la bouche. Quand les dents guillotinent un des bâtonnets, ses trésors jaillissent d’un seul coup pour adoucir la dureté de la peau et la chair juste en dessous : les pépins. De minuscules bulles légères dues à la fermentation éclatent contre le palais, libérant des goûts salés de levain et le poivré de l’aneth.

Accompagné d’un plat chaud, le contraste de température titille les papilles. Mais ce soir, c’est grillades à la hongroise : nous allons griller … du lard. Le vrai cauchemar d’un Français - je le sais aujourd’hui - juste après la soupe allemande pleine de morceaux de légumes, de viande et de pâtes et les soupes aux fruits…

De grosses pierres de la carrière d’à côté, disposées en rond dans le jardin autour d’un foyer, sous le premier noyer qui ombrage la cuisine d’été, forment le lieu des festivités. C’est notre mini-Stonehenge maison — sauf qu’on s’assoit sur les pierres au lieu de les admirer d’en bas. C’est un des endroits emblématiques de notre jardin, où petites et grandes compagnies se rassemblent pour faire du feu, manger, chanter ou discuter. Ce soir, c’est grillade de lard, le « barbecue des pauvres », avec tomates, poivrons et oignon, comme dans la chanson traditionnelle hongroise :

"Avec de l'oignon dans mon sac, 

amère dans sa solitude, 

Pour un garçon d'écurie,

Quel pauvre dîner !"

Mais avec de bons amis, un peu de vin local (les caves de Tokaj ne sont pas loin !), l’ambiance est chaleureuse. Les adultes peuvent oublier leur quotidien gris en construisant le communisme chacun à sa façon dans des bâtiments carrés, couleur gris béton, en se réchauffant au feu de bois et au son des chansons. Les enfants jouent à cache-cache dans l’immense jardin, partent à la conquête des noyers et organisent des concours de grimpe.

Quand il n’y a que deux ou trois familles — les collègues très proches de mon père — rarement, les langues se délient. Je ne les entends pas souvent : les adultes ont peur que les enfants répètent à l’école ou lors des réunions des pionniers des propos qui pourraient facilement les envoyer dans une salle d’interrogatoire, voire en prison.

Si d’autres sont présents, chacun garde pour soi ses pensées sur le système, les difficultés, ou les noms des derniers dissidents : les oreilles qui traînent et qui dénoncent ne sont jamais loin. Personne ne sait vraiment qui joue un double jeu, parfois juste pour obtenir un paquet de café ou une ligne téléphonique fixe - avant les dix prochaines années, temps d’attente moyen quand on n’est pas membre du parti communiste - ou en échange pour le sauver d’une situation délicate qui pourrait être préjudiciable. Les motivations ne manquent pas, tout le monde veut survivre, et si possible, continuer à vivre, de la façon la moins mauvaise possible.

Nous faisons du feu avec du bois ramassé sous les arbres. L’occasion pour mon père de vérifier si j’ai bien appris à le faire avec trois fois rien. Et j’y arrive : j’ai maintenant une grande pratique. Le chauffage de la maison, pendant tout l’hiver, ce sont des poêles à bois, et en général, le feu ne survit pas à la longue nuit de l’Est où il fait noir à 15h30 en hiver : il faut le refaire chaque matin, en claquant des dents sous quatre pulls par-dessus le pyjama.

Une fois que le feu crépite joyeusement, chacun choisit un morceau de lard qu’il embroche sur une branche de noisetier fraîchement coupée. Nous nous asseyons autour du feu, chacun avec une grande tranche de pain de trente centimètres de long, en forme ovale, de la boulangerie du village voisin (2 kg la miche !), et on tourne la broche jusqu’à ce que le jus fumé commence à couler. À ce moment-là, on place le lard au-dessus du pain, qui absorbe goulûment le liquide devenu presque noir. Pour faciliter ce processus, il faut fendre le lard avec un couteau.

Dans notre famille, cette étape est purement fonctionnelle : deux fentes dans la longueur, trois dans la largeur, et en quelques traits de couteau, le quadrillage se dessine. Mais la première fois que j’ai vu un ami de mon père faire une œuvre d’art en tranchant le morceau de lard en oblique, dessinant de petits losanges qui, une fois cuits, formaient une sorte de couronne, j’étais aux anges. La viande s’étirait dans le feu, comme si elle faisait du yoga sur la broche, s’ouvrant petit à petit en dressant ses pointes en arc de cercle autour de la couenne, qui, elle, rétrécissait. Ces rayons en forme de couronne illuminaient ma soirée encore plus que les flammes dans la nuit tombante. Une certitude m’a traversée : à partir de maintenant, je ferai toujours cette découpe en losanges.


J’ignorais alors tout de l’art de la présentation dans les restaurants — où je n’ai jamais mis les pieds avant mes 14 ans, à l’exception de la cantine-resto réservée aux profs à l’université où travaillait mon père, avec ses nappes à carreaux rouges uniformes (comme dans tous les restos de l’ère communiste) et ses faïences blanches cerclées d’un trait bleu, apportées par des serveurs ou serveuses à la mine sévère et intimidante. Mais ça ne comptait pas : c’était juste une cantine améliorée, malgré son look de resto.

Je ne savais rien encore de l’art des Japonais qui consacrent tout autant de soin à la présentation qu’aux ingrédients et à la cuisson. Et pourtant, dans ce moment banal, j’ai vécu dans ma chair la joie et la satisfaction décuplées par des éléments de déco et qui vit encore aujourd'hui dans ma cuisine et mes repas les plus simples au quotidien. 

Une fois ma grosse tranche de pain blanc équitablement noircie par des gouttelettes de saindoux, j’ai arrangé dessus des morceaux de cornichons en rangées, puis des rondelles d’oignons rouges, et j’ai entamé ma dégustation. Tous les clichés de la campagne hongroise en un seul repas : feu, lard, pain, oignon. 

Sauf que pour nous ce n’était pas un cliché.
C’était pour de vrai, pour la famille, pour les amis, la joie de partager, chanter, jouer, discuter, manger, trinquer.
(Et pas comme pour le légendaire pauvre gars de la chanson dont le sac contient uniquement du pain, du lard et des oignons… et qui en veut au monde entier pour cela. )

Si vous souhaitez préparer des cornichons lacto-fermentés, vous trouverez la recette ici.

Faim de sens

Par Gabriella Tamas

Bonjour et bienvenue !

Je m’appelle Gabriella Tamas, je suis chercheuse de sens à travers la simplicité du quotidien et la nature, amoureuse de la vie, passionnée par l’accompagnement des êtres humains dans la transformation de leurs défis en opportunités pour grandir. À travers mon travail dans le domaine de l’alimentation, j’ai aidé des milliers de personnes à mieux nourrir à la fois leur corps et leur cœur. J’ai également formé des centaines de professionnels pour ouvrir une nouvelle voie dans l’accompagnement. Notre livre, Quand l'alimentation nous bouffe la vie, coécrit avec Chine Lanzmann (Eyrolles, 2019 et 2023), a permis à de nombreux lecteurs d’avancer sur leur chemin en toute autonomie. 

Multiculturelle dès l’enfance, ayant vécu dans différents pays et pratiqué différentes professions en changeant plusieurs fois de voie, je suis convaincue que notre diversité est notre plus grand bien commun, dont il faut prendre soin au niveau individuel et au niveau de la planète. Ma pratique est à l’image de mon expérience : unique, avec sa propre histoire et ses propres sensibilités, avec des démarches et des outils variés, qui peuvent être utilisés au choix suivant le contexte et les besoins qui se font sentir. 

Je souhaite ouvrir la voie pour une communauté qui partage ces valeurs humaines et j’œuvre pour une vision globale de l'humain et pour des prises en charge holistiques.

Mes sujets de prédilection :

- écologie et nature
- cuisine et alimentation individualisée
- pleine conscience et créativité
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Gabriella Tamas