Des choses quotidiennes qui ne sont pas ordinaires...
- Miam ! C’est bon !- crie ma fille depuis la cuisine en goûtant la mayo minute. Mais je crois qu’il manque un peu de vinaigre. Je prends lequel ?
- Nous n’en avons qu’un seul, dans la petite bouteille avec le bouchon noir.
- Celle-là ? - Elle me montre la bouteille de récup avec une écriture blanche un peu effacée, à même le verre.
- Oui. C’est notre vinaigre, qu’on a fait avec les pommes de Sylvain, tu t’en souviens ?
- Cool ! J’en mets combien ?
- Une cuillère à soupe, puis teste.
J’entends la cuillère qui cogne énergiquement contre le récipient, puis un son sourd quand elle la dépose sur le carrelage du plan de travail.
- J’en remets un peu.
- S’il y a besoin.
- Je la mets au frigo ?
- Oui, elle sera froide pour le repas.
En sentant l’odeur aigre avec des notes de pommes, je me sens transportée. En fin d’été dernier, Sylvain, notre ami, est arrivé avec une caisse de pommes, poires et coings de sa production. Nous avons expérimenté différentes recettes de gâteaux aux pommes, avons découvert grâce à une de mes clientes la mousse aux poires que nous avons partagée avec d’autres amis pendant les vacances. Nous avons échangé des recettes de pâtes de fruits et de gelée de coings, et avec les épluchures, nous avons fait notre propre vinaigre.
A l’époque, je venais d’acheter le livre de Linda Louis sur les bocaux et c’était la deuxième recette que j’avais essayée, juste après avoir régalé la famille avec la sauce picallily. Après avoir préparé des pommes pour une nouvelle recette de gâteau, nous avons lavé leurs épluchures, les avons mises dans de grands bocaux « Le Parfait », les avons couvertes d’eau, avec un morceau de gaze pour les protéger. Puis, sur le dessus de notre buffet vintage, nous avons observé l’évolution du mélange au fil des jours : l’eau a commencé à se colorer en jaune, puis a pris une robe plus ambrée. A un moment donné le liquide a commencé à vivre, de petites bulles discrètes dançaient du bas vers le haut en poussant les trognons et les spirales jaunes et rouges contre le disque en verre posé sur le dessus (c’était le couvercle orphelin d’un autre bocal).
Les différentes cuvées (après d’autres recettes de gâteaux) partageaient paisiblement le dessus du meuble en compagnie de quelques pousses de plantes mises dans l’eau pour fabriquer des racines, les moules de kouglofs, la bouteille grise d’eau de vie avec le kanji «mizu » et le vase turquoise fait main à la poterie. Une nature morte qui a pris vie sous nos regards attentifs, avec l’arrivée des bulles, le mélange quotidien de la préparation.
Quand la fermentation a fini, nous avons filtré les bocaux les un après les autres, et nous nous émerveillions sur la différence entre eux.
Nos vinaigres à des stades différentes de la fabrication
- Regarde, celle-là est beaucoup plus claire que la cuvée précédente.
- Peut-être est-ce que c’était des pommes jaunes, dans celle-ci ?
- C’est possible. Tu sens l’arôme des pommes derrière l’aigreur ?
- Ah oui, excellent.
Le vinaigre embouteillé attend son tour sur l’étagère de l’arrière-cuisine, juste à côté des pots de gelée de coing, derrière ceux de cerises du jardin, de sirop de menthe et de fleur de sureau. Quand la bouteille de la cuisine est vide, nous allons en chercher une autre.
Il ne coûte pas cher, c’est un produit quotidien, pas noble, quel est l’intérêt ? Je reconnais que logiquement, financièrement, aucun.
Par contre, la sensation qui m’envahit à chaque fois que je prends la bouteille ou que je vois ma famille l’utiliser est indescriptible. C’est une sorte de mélange de fierté, d’avoir fabriqué quelque chose, qui est encore là, vivant, un an après. (Ce qui est, malgré tout assez rare en cuisine, hormis les bocaux et les confitures. ) C’est très satisfaisant, valorisant, et c’est comme si j’avais une relation intime avec le vinaigre. Nous avons une histoire. Une histoire commune, que nous avons construite ensemble. Et même les pommes avaient une histoire, avant de s’inviter chez nous grâce à notre ami Sylvain. Ce sont des inconnues, qui sont arrivées dans notre vie et qui en font maintenant partie. Et qui, au final, vont même faire partie de nous. Toutes cette histoire, le soin, l’amitié, le soleil, la pluie et le vent de Brissac, les gâteaux, le livre de recettes, le buffet vintage de Tanie, les moules à kouglof, les jeunes plantes, le temps, la patience, les bulles depuis longtemps envolées, la douceur des pommes, les échanges de recettes, l’odeur acide, la chaleur de l’été dernier, les moucherons qui cherchent à accéder aux liqueurs, les couleurs cuivre, or, bronze se retrouvent au final dans notre mayonnaise maison.
Peut-être, dans les ingrédients, derrière « épluchures de pommes » et « eau », il faudrait mettre tout cela. Dans l’ordre alphabétique : Amis, Brissac, buffet, bulles, chaleur, douceur, échange de recettes, gâteaux, …… et aussi : minutes partagées, émerveillements, mélanges, rires complices, préparations communes, patience, bactéries, observations, le temps qui passe….la vie, la transformation...
Pour vous : quasi zéro.
Pour nous : je ne sais même pas si c’est chiffrable, tellement elle est riche en valeurs, en amour, en liens, en apprentissage.
...