Faim de sens

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Par Gabriella Tamas
11 juil. · 2 mn à lire
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L'arbre

Cassé, détruit Et vidé de sa substance, L’arbre porte ses fruits

Il était debout au croisement. Alternativement, il regardait à gauche, la route montante, et à droite, le sentier descendant. Hésitant. 

Il ouvrait grand ses yeux sombres à la recherche d’une indication, un trait coloré sur un tronc ou une petite flèche comme au début de son chemin. Rien. 

Il attrapa le téléphone dans la poche arrière de son jean, tapota l’écran, qui reprit ses couleurs et se mit à  chercher. 

- Pas de réseau. Pas de carte. -I Il rangea son téléphone en soupirant. 

- J’aurais dû prendre en photo la pancarte de la randonnée.

Il se remit en chemin, choisissant le sentier droit. Après la large route, couverte de broyats de bois, le sentier devenait étroit et glissant. Des touffes d’herbes poussaient même au milieu du chemin. Ses chaussures  devinrent sombres d’humidité en quelques pas. Il les regarda en s’arrêtant. 

- J’aurais dû prendre mes chaussures étanches. - marmonna-t-il en lui-même, et il continua son chemin. 

Il prit conscience petit à petit de la sensation de froid désagréable aux pieds. Mais comme il s’y attendait, il n’y prêta pas trop attention.

A pas lourds, il descendait la pente, le croisement était déjà une bonne trentaine de mètres au-dessus de sa tête. Des frênes et des charmes juvéniles bordaient son chemin, alternant avec des vieux chênes. Parfois il devait baisser ou écarter une branche pour pouvoir avancer. De temps en temps il apercevait de petites trouées, de part et d’autres du sentier, le gibier devait les emprunter. 

Ses cuisses commençèrent à montrer des signes de fatigue, et ses genoux étaient fortement sollicités par la descente. Il aimait ces sensations qui lui donnaient le sentiment d’être vivant, en forme. 

Il s’arrêta au coin d’une barrière construite avec des poteaux d’acacia et deux planches de bois. La route continuait sur le côté de la parcelle encadrée, mais il découvrit également un chemin, traversant la prairie grâce à un de ces portails que les touristes peuvent pousser, mais qui laisse les bêtes dans cet espace clos. Il n’y avait aucun animal à l’horizon, et la prairie n’était pas grande, ses yeux pouvaient la voir dans toute sa largeur sans tourner la tête. 

- De la prêle. Jamais vu autant de prêle en un même lieu ! 

Il s'accroupit pour observer ces plantes, vestiges d’une évolution lointaine. Certains élevaient leur tête nue vers le ciel, d’autres avaient déjà formé des couronnes à plusieurs étages autour de leur tiges, ressemblant à des chenilles géométriques et majestueuses. Il caressa un de ces spécimens pour sentir sa texture, attrapa son téléphone puis pris une photo macro avec un de ses objectifs intégrés. 

En se levant, il continua à longer la barrière, qui descendait toujours, et qui, malgré le fait de suivre la ligne droite bâtie par la main de l’homme, décrivait des petites boucles. 

C’est à la sortie d’une de ces boucles qu’il le découvrit.. D’abord il pensa que la branche d’un ent* tout juste sorti d’un livre de Tolkien surplombait le chemin en partant de la forêt. Mais non. Il se dressait là, entre la barrière et le bois, quasiment au milieu du chemin, fier et cassé. Son tronc était vidé d’un côté, protégé par l’écorce de l’autre. Un pic abrupt criait sa douleur au ciel , bien au-dessus de ses yeux, qui contemplaient le Survivant. De ce côté-ci, juste un moignon à peine visible, qui jadis partait à la conquête des airs. Aujourd’hui il ne cachait  sa cicatrice et son infirmité ni au vent, ni à la pluie. 

Mais de l’autre côté ! Une nouvelle branche plus épaisse que son bras poussait inlassablement, en se divisant en deux. Une partie cherchait le contact avec la forêt dont il était probablement l’enfant perdu, et l’autre se dressait fièrement toute droite, comme en criant : regardez-moi, je ne suis pas mort, je suis bien là. La floraison était déjà terminée, seules les feuilles d’un vert tendre chuchotaient leurs secrets de survie dans le vent. Et par ci, par là, de petites boules se cachaient sous leur protection. Des fruits. Sur ce pommier, apparemment mort, la vie se préparait à transmettre le cadeau de l'existence. 

Ébahi par tant de force, il s’assit par terre. Il ne sentait pas son pantalon qui se gorge  en trente secondes de gouttes de rosée du matin :  il regardait en haut, ne pouvant interrompre la  vue de cet être si particulier. Même ses pensées ont arrêté ce flot incessant qui l'assaillait d’habitude presqu’en continu, sauf quand il faisait ses exercices de méditation, pour pouvoir maintenir un semblant de façade envers le monde. Il ne savait pas combien de temps il était resté comme ça. A en juger par l’état de ses vêtements, ç’avait été plutôt long.. 

Quand il émergea, il  prit son téléphone. Son cerveau cherchait déjà les mots pour retranscrire ses sensations en dix-sept syllabes. 

Cassé, détruit
Et vidé de sa substance,
L’arbre porte ses fruits

Il senti que tous les mots du monde seraient vains face à ce qu’il avait vécu, mais il fallait que ça sorte et c’est ce haiku qui s’ imposa. 

Il dut s’arracher volontairement au spectacle. Il se mit debout, et commença  à descendre le long de la barrière. 

En arrivant à l’autre bout, au coin, il  risqua un regard en arrière.
L’arbre était quasiment invisible, de nouveau. 
Cassé, détruit, et vidé de sa substance. 
Mais il porte des fruits… 

Il sourit et continua son chemin d’un pas léger.


(*) Les ent sont des créatures fictives en forme d’arbre dans les livres de JRR Tolkien


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